Le patineur du futur (5/8) : le dos

Publié le par Vincent Esnault

Un nom : c’est tout ce que le professeur Sporkosy avait laissé. Ca me faisait une belle jambe, et même pas celle qu’il avait sortie de ses pipettes ! J’étais donc reparti d’Europe centrale avec le nom d’une autre scientifique, la professeure Conteste, griffonné sur un bout de papier. Sporkosy m’avait juste indiqué qu’elle travaillait de son côté sur le haut du corps des patineurs, et qu’il était difficile de la localiser.

Taper son nom sur un moteur de recherche n’avait rien donné de directement exploitable. Elle était tout juste citée par le président des Etats-Unis, sur une page semi-annexe : il la remerciait gentiment de l’avoir aidé à gagner une élection, celle du sportif le plus juste dans son lycée de quartier. Gagner une élection, c’est déjà ça ! Le problème, c’est que le lycée de quartier se trouvait aux Philippines, et que mon budget déplacement n’était pas illimité ! Aller interroger le directeur du lycée, ou même les anciens élèves, pour retrouver sa trace n’était pas envisageable.

Heureusement, je savais aussi que Conteste avait fait ses études en France, à l’INA (Institut National de l’Agronomie), qu’elle en était sortie avec un classement médiocre, et qu’elle avait commencé à labourer (c’est comme ça qu’on dit faire de la recherche en jargon scientifique) dans un laboratoire de l’Ouest de la France. Je m’y rendis, mais pour en repartir sans rien avoir trouvé. Elle avait en effet laissé un souvenir détestable à ses collègues, qui lui reprochaient ses paroles théâtralisées et ses chiffres approximatifs (c’est un comble pour une scientifique) et ses théories peu claires sur son domaine de prédilection, l’agronomie.

L’ambiance n’était d’ailleurs pas retombée, puisque ses collègues l’affublaient encore de sobriquets comme « Conteste la bien nommée » (elle avait tendance, parait-il, à contester systématiquement leurs résultats scientifiques et à exiger de nouvelles voies de recherche) ou encore « Conteste la comtesse » (pour ses frasques vestimentaires et médiatiques dignes d’une personnalité de la famille royale anglaise).

Mais toutes ces informations étaient déjà périmées. Il y avait en effet quelques temps que la professeure Conteste était partie de l’INA pour aller labourer vers d’autres terres (c’est une allégorie). De fil en aiguille, j’apprenais qu’elle avait séjourné ici ou là, à Paris, à Reims, à Washington, à la Guadeloupe… C’est en fait grâce à l’aide de son ancien compagnon, un Néerlandais qui avait pris sa retraite, que je pus obtenir son numéro de téléphone et laisser un message. Trois jours après, la professeure me rappela : elle était justement elle aussi partie en Hollande, pour affiner ses recherches génétiques sur le haut du corps. Elle disait travailler sur le dos (non pas aussi sens propre, mais au sens figuré), pour finaliser son étude.

Nous convînmes donc d’un rendez-vous à Rotterdam pour parler de ses prospections. Depuis Paris, il fallait grosso modo une demi-journée pour rallier le plus grand port européen. Chemin faisant, je pris le temps de réfléchir à tout cela. Est-ce bien raisonnable que des scientifiques cherchent à modifier le génome humain ? Y arriveront-ils et parviendront-ils à maîtriser leurs inventions ? Je faisais le parallèle avec la politique : tant de politiciens cherchent à changer la société, mais combien le font réellement ? Quel est leur véritable pouvoir ? Quelle trace veulent-ils laisser d’eux ? Qui tire des bilans ? Une chanson d’Arno passait à la radio au moment où je traversais la Belgique, Mourir à plusieurs : ça m’a fait sourire.

Réfléchir, ça occupe un peu finalement. J’étais à Rotterdam, à la fin de l’hiver, accueilli par un ciel bien gris et bien bas. Jadis, des milliers de dockers trimaient, le dos recourbé, pour transporter des ballots d’un navire vers un entrepôt, et d’un entrepôt vers un navire. Leur colonne vertébrale usée, ils finissaient jetés dans le port, cassés en deux. Seuls des patineurs peuvent comprendre ce mal qui assaille jusqu’aux omoplates. La professeure Conteste entendait peut-être jeter toute cette histoire dans les abysses du passé…

 

                                                    Le port ne s'endort jamais...

 

 

Publié dans Le patineur du futur

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